Jane Austen, à sa nièce, disait d'Anne : tu pourras peut-être aimer l'héroïne, qui est presque trop bonne à mon goût.
Dans l'intimité de notre lecture, nous donnons vie à chaque personnage, chaque héroïne, en la peignant à notre goût, parfois même à notre image. Pas forcément avec la totalité des éléments présents dans le texte, mais plutôt avec ceux qui attirent notre attention, la façon dont nous les interprétons, bref, avec beaucoup de partialité. Et si l'on ajoute à cela des traductions souvent approximatives, il est facile de voir à quel point on peut s'éloigner de l'essence même d'un personnage.
C'est souvent à l'occasion des adaptations que toutes ces différentes versions s'affrontent. C'est particulièrement vrai pour Anne et j'ai toujours été très étonnée de ce qu'il en ressortait. Je n'ai jamais non plus été convaincue par les précédentes interprétations, sans vraiment savoir pourquoi. Le dernier film, à propos duquel de si nombreuses lectrices crient au scandale, qui ne respecterait en rien le "vrai caractère d'Anne", porte forcément à réfléchir (enfin, malheureusement, pas tout le monde). La lecture commune à laquelle j'ai participé par la suite m'a également beaucoup appris, me permettant de décortiquer des passages auquel j'aurais prêté moins d'attention autrement. Et voilà ce qui en ressort...
Pour ce qui est du physique d'Anne, je n'ai vraiment jamais compris pourquoi on s'obstine à vouloir l'enlaidir. C'est quelque chose qui me dépasse, vraiment, parce qu'il est si clairement dit et de si nombreuses fois qu'elle est jolie, que le nier relève pour moi de l'aveuglement le plus total. Certes, sa beauté est discrète et délicate, pas de celle qui excite l'admiration de son père. Quant on connaît un peu son père, et que l'on comprend l'ironie et le mordant de Jane Austen, il est évident qu'il s'agit plutôt là d'un compliment que d'un reproche. On nous dit également que Mary, bien que jolie, est la moins belle des trois soeurs, que Louisa et Henrietta Musgrove, sont uniquement "plutôt jolies". Bref, à l'exception d'Elizabeth, Anne est la plus jolie femme du roman. Et encore, c'est une opinion qui va être remise en cause à Bath par un groupe d'inconnus qui la juge plus belle que sa soeur, sans comparaison !
Alors, d'où vient la confusion ? De ce qu'on nous répète, à plusieurs reprises, qu'elle a perdu tout l'éclat de la jeunesse, qu'elle est vraiment mince, a l'air hagard... Et une chose que je n'avais pas analysé jusqu'ici me frappe maintenant c’est qu'on ne nous dit pas qu'elle n'est pas jolie (et là encore, attention aux traductions) mais qu'elle ne respire pas la santé. Et à partir de là, tout s'éclaire. Les signes de déprime, voire de dépression sont évidents, et parsèment le récit, ce qui me fend le coeur une nouvelle fois pour Anne.
Qu'en est-il alors de son caractère ? Ce que l'on sait c'est qu'elle est intelligente, très fine observatrice et bonne juge des caractères de chacun. On sait également qu'elle aime lire, des romans et de la poésie, qu'elle est respectueuse et bien élevée, gentille et à l'écoute des autres. Quand on s'attarde un peu plus sur les détails, on perçoit aussi clairement un grand sens de l'humour, un trait qui lui a rarement été accordé. Je n'ai vu, personnellement, aucun signe de timidité et tout ce qui peut-être pris pour de la réserve n'est qu'une nouvelle fois le signe de son état de déprime : le fait qu'elle ne danse plus en est un des exemples. Son état mental jette un voile sur sa personnalité, de façon subtile comme il l'a fait sur sa beauté, de façon plus visible. D'autres éléments peuvent donner l'impression qu'elle est plus réservée qu'elle ne l'est véritablement : une famille très envahissante, le fait qu'elle est trop intelligente pour perdre son temps à la contredire, le peu de dialogues du roman, et le fait qu'elle soit sans cesse comparée à deux jeunes filles vives et enjouées. Pour résumé, sa réserve est plutôt de circonstance. Je ne trouve pas non plus que c 'est une petite chose craintive, elle a du caractère et beaucoup de maturité et, élément qui m'a étonnée tellement je finis moi-même par me laisser influencer par la fausse croyance populaire et les précédentes adaptations, elle ne manque pas de confiance en elle !
Il y a une dernière chose très importante à relever. Dans chaque roman, il y a ce qui est dit, ce qui est suggéré et ce qui n'est pas dit. Cela laisse une grande place à l'interprétation. C'est particulièrement vrai pour Persuasion. On est donc forcé d'extrapoler, d'imaginer et une nouvelle fois, chacun le fera à sa manière et s'appropriera le personnage de Anne. Il est donc inévitable que l'on se retrouve avec différentes versions de la même héroïne et ce n'est pas grave, tant que le noyau de ce qui fait d'elle qui elle est n'est pas ébranlé. Et après cette énième relecture, je peux dire que je le trouve bien plus mis à mal dans les versions de 1995 et de 2007 que dans celle de 2022. Ce qui me permet de comprendre pourquoi, sans arriver à en identifier la raison, je n'avais jamais adhéré à ces anciennes versions de Anne et pourquoi, en visionnant la plus récente (et malgré les autres défauts qu'elle comporte), je suis de nouveau tombée amoureuse de ce personnage...
Voilà, je remercie ceux et celles qui auront eu le courage de me lire jusque là. Ce billet est la preuve qu'après plus de 20 ans à la lire et plus de 12 ans à parler d'elle, non seulement il me reste encore des choses à dire sur Jane Austen et son oeuvre, mais également à découvrir.